Les bons conseils du livre « L’enquête par hypothèse, manuel du journaliste d’investigation »
Les 82 pages de l’ouvrage sont parsemées de bonnes pratiques et d’exemples qui permettent de mieux structurer un travail d’investigation.
Si le livre date un peu – 2011 – il reste pour autant valable (oui, j’ai trainé avant de le lire vraiment ^^)
Ces bons conseils sont sélectionnés par mes soins, ils sont donc forcément subjectifs : je vous encourage vivement à télécharger le pdf de « L’enquête par hypothèse, manuel du journaliste d’investigation » sur le site de l’UNESCO ou de son auteur, Mark Lee Hunter.
Pour info, un trajet Lyon – Strasbourg m’a suffit pour le lire et rédiger ce billet – soit trois heures. D’ailleurs, mauvaise nouvelle : ce billet est relativement long.
Mais, bonne nouvelle : cela veut dire que le manuel est plutôt bon. Et vous passez quand même d’une lecture de deux heures à un quart d’heure ^^
Quelques remarques générales
– outre la sélection de textes, vous trouverez un tableau issu du bouquin (en illustration ci-dessus et ci-dessous) qui compare le journalisme conventionnel du journalisme d’investigation. Il est malheureusement révélateur : à sa lecture vous mesurez combien peu de médias sont dans l’investigation…
Ce tableau peut (doit ?) être imprimé – vous le trouverez en .pdf ici – et distribué dans les écoles de journalisme, et scotché sur les machines à café dans les rédactions.
– on n’y parle pas de journalisme de données, et pourtant, on ne fait qu’en parler
La plupart des enquêtes décrites dans ce livre repose sur l’étude de données. Beaucoup, de données, collectées via des sources ouvertes ou des documents récupérés auprès de contacts.
On ne parle pas ici du rendu graphique final qui fait tant plaisir, mais bien du travail long et essentiel de faire parler les données, en parallèle de faire parler les contacts.
Vous n’y trouverez pas de recettes pour jouer avec les chiffres : les auteurs du livre partent du principe que vous savez – ou votre entourage – travailler des fichiers.
– ce manuel est destiné aux journalistes, mais il est probablement tout autant valable pour les avocats, assistantes sociales, policiers, détectives privés…
– en lisant notamment le chapitre 5 résumé en « S’organiser pour réussir », j’ai un peu plus compris la puissance des méta données, celles collectées par les méchants services secrets ou autres tiers hasardeux. Et vous, donc, lors de vos enquêtes.
On y parle notamment de la création d’un « fichier maitre », qui recense les documents afin de pouvoir trouver facilement un élément. C’est dans ce document que vos meta-données sont essentielles, pour pouvoir ordonner les ressources en fonction de votre besoin d’information à tel ou tel moment.
Autant j’ai déjà fait des fichiers maitre, autant je n’avais pas mesuré leur importance dans un cadre plus « juridique ». Pour être tout à fait clair, mes fichiers maitres me permettaient d’organiser la rédaction ou de suivre un événement au long cours (comme j’ai pu le faire en… 1998 sur la guerre du Kosovo sur le site de France 3), mais je n’ai jamais été confronté à des implications juridiques suite à mes articles.
– ce manuel aurait pu être écrit par Mediapart qui, aujourd’hui en France, est devenu le modèle « moderne » d’investigation poussée avec un impact sur la vie politique (à défaut d’impact sur la vie civile) : cf Bettencourt et Cahuzac a minima.
Les sélections, page par page – ou presque.
Le sommaire
1. Nous découvrons un sujet.
2. Nous le transformons en une hypothèse.
3. Nous recherchons des sources “ouvertes” pour commencer la vérification.
4. Nous recherchons des sources humaines pour compléter nos informations.
5. Nous organisons les données au fur et à mesure que nous les trouvons – de sorte qu’elles sont plus faciles à analyser, à composer en une histoire, et à contrôler.
6. Nous arrangeons les faits dans un ordre narratif pour composer l’histoire.
7. Nous faisons le contrôle qualité pour nous assurer que l’histoire est exacte.
8. Nous la faisons publier, nous faisons sa promotion, nous la défendons au besoin.
p. 8 : Tableau comparant journalisme conventionnel du journalisme d’investigation
p. 9
Soyons honnêtes : Le journalisme rend beaucoup de gens cyniques et paresseux, vraiment bon à rien ; la pratique de l’enquête vous aidera à éviter ce destin médiocre.
En somme, les bénéfices sont si grands que si vous aimez vraiment le journalisme et votre propre vie, vous offrirez à votre public, à vos collègues et à vous-même la valeur ajoutée que l’investigation permet d’atteindre.
p. 10
Rappelez-vous bien : Particulièrement quand vous commencez, il n’y a pas de « petite » enquête. Les capacités requises pour une enquête dans un village éloigné sont les mêmes que celles dont vous aurez besoin plus tard dans la capitale.
Ce n’est pas une théorie, c’est notre expérience. Ne laissez jamais passer sans réagir les histoires qui sont à votre portée, où que vous soyez, car elles vous serviront pour développer vos capacités. N’attendez pas jusqu’à ce que vous soyez impliqué dans une enquête qui pourrait être dangereuse, pour vous et d’autres, pour apprendre ce métier.
p. 15
Les avantages de l’enquête par hypothèse
1. Une hypothèse vous donne quelque chose à vérifier, au lieu d’essayer de découvrir un secret.
2. Une hypothèse augmente vos chances de découvrir des secrets.
3. Une hypothèse facilite la gestion de votre projet.
4. L’hypothèse est un outil réutilisable tout au long de votre carrière.
5. Une hypothèse garantit que vous terminerez avec une histoire, et pas simplement avec un amas de données.
p. 16
Les journalistes débutants s’inquiètent beaucoup de ce qui se produira quand ils traiteront une histoire vraie. Y’aura-t-il vengeance ? Seront-ils poursuivis devant les tribunaux ? Mais les journalistes expérimentés savent que les pires problèmes surgissent quand votre histoire est truffée d’erreurs ou carrément fausse.
[…]
Merci donc de bien garder ceci en tête : Si vous n’essayez que de prouver, à n’importe quel prix, qu’une hypothèse est vraie, malgré des signes contraires, vous joindrez les rangs des menteurs professionnels – les rares mais réels flics tordus qui font condamner l’innocent, les hommes politiques qui vendent des guerres comme du savon. Le but d’une enquête n’est pas de prouver que vous avez raison. Le but d’une enquête, c’est de trouver la vérité.
p. 18
Les quatre points clefs pour rendre les hypothèses efficaces
- Soyez imaginatif.
- Soyez très précis.
- Faites appel à votre expérience – ou plus exactement votre quotidien, ou celui de vos proches.
- Soyez objectif.
p. 19
Il y a plus d’investigations qui sont sabotées par des journalistes qui ne peuvent pas accepter la vérité qu’ils ont découverte, que par des cibles cherchant à se protéger.
Ce n’est pas drôle, croyez-nous, de découvrir que des gens bien arrivent à faire des choses terribles. Mais c’est encore plus terrible de les laisser faire.
p. 20
C’est une très bonne idée de commencer vos recherches par les questions les plus faciles, à savoir celles qui n’exigent pas de parler aux gens pour les vérifier.
[…]
C’est pourquoi vous devez savoir s’il y a ce que nous appelons des « sources ouvertes »-c’est-à-dire de la documentation librement accessible, telle que documents publics, rapports d’actualité et ainsi de suite – qui peuvent servir à élucider des parties de votre hypothèse. Cherchez-les d’abord. Vous aurez une bien meilleure compréhension de l’histoire avant que vous ne parliez aux gens, et ils apprécieront.
p. 23
La recherche approfondie offre presque toujours de nouvelles possibilités, inconnues au début de l’enquête. Elles exigent souvent de nouvelles hypothèses qui peuvent être vérifiées à leur tour. Si elles ne sont pas liées à votre recherche originale, vous pouvez choisir de les ignorer pour un temps. Mais parfois, les nouvelles hypothèses illumineront votre hypothèse initiale d’une manière inédite.
Mieux, la nouvelle hypothèse peut se révéler bien plus significative que ce que vous cherchiez en premier lieu. Si c’est le cas, vous perdrez une histoire importante si vous l’ignorez.
p. 24
La gestion ne signifie rien d’autre que de formuler des objectifs et de veiller, par des contrôles réguliers, que ces cibles soient atteintes.
C’est un procédé normal dans presque toutes les organisations bien conçues à travers le monde, excepté, comme d’habitude, pour le journalisme.
p. 25
Les faits seront la base de votre histoire, mais ils ne raconteront pas l’histoire. L’histoire raconte les faits. Personne ne peut se rappeler trois lignes d’un carnet d’adresses, mais chacun se souvient d’une histoire au sujet de chaque nom dans son agenda. En mettant votre enquête dans le cadre d’une histoire dès le début, vous n’aidez pas sim- plement vos lecteurs ou téléspectateurs éventuels à s’en souvenir. Vous augmentez également votre capacité à la comprendre.
p. 27
Les professionnels du renseignement, dont les soucis incluent de rester en vie assez longtemps pour atteindre l’âge de la retraite, emploient une approche différente, fondée sur des présomptions différentes :
• La plupart de ce que nous appelons des « secrets » ne sont que des faits auxquels nous n’avons pas prêté attention.
• La majorité de ces faits – disons, environ 90% – estdisponibleàtraversdessources« ouvertes », c’est-à-dire des sources auxquelles nous pouvons librement accéder.
Ne supposez pas que simplement parce qu’elle est accessible à tous, cette information est sans valeur, déjà connue, périmée.
Bien souvent, elle peut avoir des implications explosives que personne n’a jamais remarqué. Ne recherchez pas simplement des informations spécifiques ; c’est ce que font les amateurs. Recherchez plutôt le genre de sources et d’archives que vous pourrez employer à plusieurs reprises. Votre capacité à utiliser ces matériaux sera un facteur crucial pour votre réputation.
Un excellent exemple de cette logique : l’article du Nouvel Obs « La France a testé des armes chimiques près de Paris »
p. 28 & 29
Liste de différentes sources ouvertes – accessibles à tous – auprès desquelles demander des documents.
- Les bibliothèques scolaires
- Les organismes gouvernementaux
- Les bibliothèques gouvernementales
- Les tribunaux
- La littérature promotionnelle
- Les bureaux du cadastre
- Les rapports annuels et communiqués de presse des entreprises
- Les tribunaux ou registres du commerce
- Les institutions internationales
[A ce sujet, nous avions entamé collectivement ce travail en France sur cette page « Où trouver en ligne des documents et originaux et officiels« ]
p. 30
Nous commençons avec certains indices ou faits. Nous déduisons les faits que nous ne connaissons pas encore, en forme d’hypothèse. Nous vérifions cette hypothèse avec des sources ouvertes.
Nous rencontrons les gens qui peuvent compléter les informations que nous avons trouvées au travers des sources ouvertes.
p. 31
Les sources ouvertes nous placent dans une position de puissance relative, comparée à la situation habituelle du journaliste qui demande à quelqu’un de lui raconter la vérité.
C’est tout à fait une autre chose de demander à quelqu’un de confirmer une histoire. C’est la différence entre dire, « Qu’est- ce qui s’est passé ? » et « C’est ce qui s’est passé, n’est-ce pas? »
Apprenez à passer par les portes ouvertes bien avant que vous ne preniez votre téléphone pour appeler quelqu’un.
(Rappelons que le Center for Public Integrity aux USA interdit à ses stagiaires d’utiliser le téléphone pendant les six premières semaines d’une enquête, pendant lesquelles ils doivent faire le plein des sources ouvertes.)
C’est une des manières primordiales de devenir un témoin « digne de confidences » – une femme ou un homme à qui les sources veulent parler, parce qu’il ou elle comprend et apprécie ce qu’elles savent.
p. 32
La meilleure manière de découvrir des sources ouvertes expertes c’est de demander aux professionnels d’un secteur donné quelles sources elles consultent pour s’informer.
p. 35
Nous suggérons fortement que vous commenciez une enquête par l’information la plus facile que vous pouvez obtenir à partir des sources les plus ouvertes.
N’importe quelle recherche se complexifie et devient plus ardue au fur et à mesure de son déroulement. Mais si elle commence déjà comme ça, c’est que quelque chose est en train de tourner vinaigre.
En particulier, si aucun des éléments dans votre hypothèse n’est soutenu par des sources ouvertes, c’est un signe : ou votre hypothèse est sérieusement erronée, ou bien quelqu’un travaille très dur pour cacher l’histoire.
[…]
La manière dont la plupart des journalistes agissent pour trouver quelqu’un à citer est de lire la première histoire publiée sur une question donnée, de sélectionner les noms des personnes citées, et de les appeler. Ces quelques sources peuvent recevoir des cen- taines d’appels en une seule journée. Diront-ils quelque chose de nouveau au centième appel, si tant est qu’ils daignent encore décrocher ? Non. Alors pourquoi ne pas interroger quelqu’un que personne d’autre n’a encore interrogé ?
p. 38
Quand vous faites une carte des sources, utilisez-la pour montrer les rapports entre les acteurs de l’histoire, de sorte que si une source se ferme, vous puissiez aller à une autre source qui sait ce qui se passe derrière l’obstacle. Quand les sources dans un secteur de votre carte vous acceptent comme interlocuteur, vos possibilités d’être accueilli ailleurs sur la carte augmentent.
p. 39
Il vous faudra créer une relation avec la source. Dans cette relation, chacun de vous comptera sur l’autre pour faire certaines choses, plus ou moins certainement. Tous les deux peuvent fournir de l’information, et s’engager à certaines choses.
Que la source tienne ses engagements ou non, vous devez tenir les vôtres. Il s’agit de bien plus qu’un simple engagement professionnel. C’est également une question de caractère. Vous devez vous sentir vous-même digne de confiance, sinon les gens sentiront qu’ils ne peuvent pas se fier à vous.
p. 40
Préparer la rencontre
Le minimum requis est de « googler » la source.
Tout écrit (article d’actualités ou autre) dans lequel il est fait référence à votre source doit être consulté ; si leur nombre est trop important pour que vous puissiez tous les lire, choisissez les plus pertinents.
Le but, ici, c’est de démontrer votre intérêt pour la source, ainsi que votre connaissance de son parcours. Lors d’un entretien, ne demandez pas à une source dont l’histoire est publique de vous raconter sa carrière. Vous devez savoir de quoi il s’agit avant d’arriver.
[Par exemple, en admettant que Laurent Tapie soit une source, voici ce que l’on peut faire avant d’aller le voir]
Mauvaise approche :
« Je voudrais vous demander quelque chose, si ce n’est pas trop… »
Ce qui cloche :
Vous ne voulez pas demander, vous demandez, point. Vous ne suggérez pas à la source que parler avec vous signifie des ennuis potentiels, et que vous en êtes embarrassé.
Bonne approche :
« Bonjour, mon nom est… Je suis journaliste, je travaille pour tel média, et je travaille sur l’histoire de…. Je suis convaincu que c’est une histoire importante, et je veux la raconter entièrement et exactement. Quand pouvons- nous en discuter ? »
Ce qui est bien :
Vous vous identifiez, ainsi que votre intention, entièrement, et vous donnez à la source une bonne raison de parler avec vous. Vous ne demandez pas si vous pouvez vous voir, vous demandez quand.
Vous n’employez pas le mot « interview », qui invite la source à relier son nom aux éventuels grands titres et à un avenir plein d’ennuis. Si vous ne travaillez pas pour des médias spécifiques, vous pouvez dire pour quels médias vous avez travaillé. Si vous n’avez pas encore travaillé pour des médias, dites à quels médias vous soumettrez l’histoire. Rappelez- vous : ce qui importe, ce n’est pas pour qui vous travaillez, c’est comment vous travaillez
Mauvaise approche :
« Aidez-moi, vous êtes la seule personne qui le puisse ! »
Ce qui cloche :
Si personne d’autre ne peut ou ne veut vous aider, et que vous ne pouvez pas vous débrouiller tout seul, pourquoi devrions-nous le faire à votre place ?
Bonne approche :
« J’ai compris que vous êtes un véritable expert sur ce sujet, et j’apprécierais considérablement votre perspicacité. »
Ce qui est correct :
Vous flattez la source, mais si la flatterie est sincère, il n’y a aucune raison de s’abstenir. Vous laissez également entendre que vous avez d’autres sources, qui sont également expertes.
Le principe de base : supposez toujours que vous êtes une personne fascinante effectuant un travail important, et que n’importe qui serait enchanté de vous rencontrer. Si c’est trop difficile pour vous, veuillez envisager de trouver un travail mieux adapté à vos complexes.
p. 42
La chose la plus importante à faire lors d’une enquête, c’est de protéger la confidentialité des sources, qui peuvent courir un risque à cause de leurs contacts avec vous.
Cette obligation est particulièrement forte quand des sources vous demandent explicitement l’anonymat. Promettre l’anonymat implique que vous devez tout faire pour ne laisser aucune trace de la source, y com- pris en prévoyant des situations dans lesquelles police ou avocats essaieront de mettre la main sur vos archives.
p. 43
[…] La source idéale dans la plupart des enquêtes est quelqu’un qui se situe aux niveaux opérationnels ou de planification d’une organisation, et non pas les chefs.
Ces cadres moyens ont accès à des faits significatifs, mais ont très peu d’influence sur la façon dont la politique de leurs organisations est décidée ou mise en application. De même, ces sources sont extrêmement vulnérables au sein de leurs organisations.
p. 44
Il y a deux rôles de base que vous pouvez jouer pendant vos entrevues :
– L’Expert, qui connaît d’avance la plupart des réponses,
– L’Innocent (ou Candide), qui s’adresse à la source précisément parce qu’il en sait très peu, et qu’il aspire à être éclairé.
Votre rôle peut aussi évoluer au cours de votre relation avec une source.
p. 46
N’ayez aucune pitié pour les puissants, surtout quand ils ne jouent pas loyalement le jeu. Si vous voyez leurs faiblesses, utilisez-les.
Par exemple, si le passé d’une personnalité publique prouve qu’il ou elle préfère les grandes déclarations de principe aux faits réels, venez en ayant fait le plein des faits la concernant, et qui contredisent ses discours magnifiques.
Notez bien quand la source répond à une question que vous n’avez pas posée.
La source essaie-t-elle de vous dire qu’il y a de plus importants sujets à discuter, ou voudrait-elle éviter un certain territoire ? S’il s’agit du dernier cas, ce territoire est probablement celui que vous avez le plus besoin d’explorer, maintenant ou plus tard. Si vous vous servez d’un magnétophone, faites attention à ces incidents en écoutant la bande.
p. 48
Les sources aiment dire, « ça, c’est off. » Le problème, c’est que la plupart du temps elles ne savent pas de quoi elles parlent. Malheureusement beaucoup de jour- nalistes ne le savent pas très précisément non plus. Les diverses catégories de l’attribution sont les suivantes :
« Off » : Le journaliste promet de ne pas se servir de l’information fournie par la source, à moins qu’il ne trouve la même information ailleurs. La source ne peut pas interdire au journaliste de révéler l’information dans ces conditions.
« Pas pour attribution » : Le journaliste peut se servir de l’information, mais il ne peut pas l’attribuer directement à la source. Une autre identification, telle que « une source près de la hiérarchie judi- ciaire », pourrait être convenue entre le journaliste et la source.
« On the record » : Le journaliste peut employer l’information et l’attribuer à la source.
La chose cruciale à savoir ici, c’est que quand beaucoup de sources disent qu’elles veulent parler en « off » ce qu’elles veulent vraiment dire, c’est « J’aimerais bien que vous utilisiez cette information, mais pas si elle m’est attribuée. »
Demandez alors : « Que voulez-vous dire exactement ? Que je n’utilise pas cette information, ou bien que je ne vous cite pas comme en étant la source ? »
Si la source indique que c’est l’attribution qui pose problème, n’oubliez pas de demander : « Qui d’autre est au courant ? Si j’utilise l’info, est-ce que quelqu’un saura avec cer- titude qu’elle ne pourrait venir que de vous ? » Si la réponse est non, demandez : « Comment allons- nous décrire la source ? » Ne dites pas, « Comment devrions-nous vous décrire ? »
p. 49
Une erreur classique des journalistes formés dans les règles de l’« objectivité », ou même des journalistes pressés, est d’écouter les sources uniquement pour capter l’information, et non pas pour sentir l’émotion. Ils tendent à considérer l’émotion (y compris la leur) comme du bruit.
p. 50
Trop souvent, des journalistes oublient leurs sources après la sortie de l’histoire. Ne soyez pas parmi ceux-là. Si vous cessez le contact une fois l’histoire éditée, la source vous percevra comme un traître. Par contre, si vous restez en contact, vous commencerez à établir un réseau de sources pour de futurs projets. Si vous n’êtes pas assez futé pour faire ça, vous n’êtes probablement pas assez futé pour être un enquêteur.
p. 52
Organiser vos documents
Ce processus comporte deux parties.
• La partie apparente réside dans la création d’une base de données – une archive qui vous permet de retrouver facilement les faits au sein de votre documentation.
• Moins évident, en structurant votre base de données, vous structurez votre histoire et vous bâtissez votre confiance qu’elle est la bonne.
Si les documents sont de caractère sensibles, préparez des copies et stockez-les dans un endroit sûr (ce qui exclu votre maison ou votre bureau), auquel vous ou un collègue pouvez facilement accéder.
Ne mettez pas de données sensibles, telles les noms des sources confidentielles, sur votre ordinateur. Aucune des données sur votre ordinateur ne peut, jamais, être considérée comme en sécurité.
p. 54
Vos actifs ne vous serviront à rien s’ils ne mènent pas à une histoire. Vos hypothèses aideront à vous rappeler le coeur de votre histoire, et à guider votre recherche. Mais elles ne suffiront pas pour composer un récit serré et bien structuré. Pour faire cela, vous avez besoin d’un autre outil principal : le fichier maître.
A la base, un fichier maître est « un hypermarché de données » – un endroit où vous jetez tous les actifs que vous avez rassemblés. Mais ce n’est pas un bazar sans nom, parce que vous allez l’ordonner. L’idée est d’avoir toutes les informations dont vous pourriez avoir besoin dans un seul lieu et sous une forme unique.
p. 57
Rappel : Principes et outils du processus d’organisation des documents
1. Organisez les documents, coupures de presse, etc. d’une manière qui facilite l’accès immédiat aux données spécifiques.
2. Donnez un nom (et éventuellement un numéro) aux documents et classez-les dès qu’ils se trouvent en votre possession.
3. Créez un fichier maître qui regroupe vos informations et leurs références dans un ordre unique.
4. Utilisez le processus d’organisation pour identifier des données manquantes dans l’enquête et des points qui demandent davantage de recherches.
5. Croisez les données dans des dossiers spécifiques avec des données contenues dans d’autres dossiers en les revisitant et en les regroupant.
p. 59 & 60
Les faits objectifs – des faits dont la réalité ne saurait être sérieusement remise en cause, indépendamment de qui les observe – sont les moyens plutôt que la fin dans ce processus.
Vos publics ne veulent pas seulement, et n’ont pas besoin uniquement, d’information.
Ils exigent également la signification des faits, et quelqu’un doit créer cette signification.
Une partie du sens de votre histoire, c’est qu’elle a de l’importance, et vous l’avez revendiqué. Alors, racontez l’histoire d’une manière qui retient l’attention, à condition que les faits la soutiennent.
p. 62
Les investigations débordent la structure typique des articles d’actualité, axée simplement sur le qui, quoi, quand, où et pourquoi. Une enquête inclut ces éléments, mais sous une forme beaucoup plus profonde et plus large.
Une enquête implique des personnages qui ont des motivations, des apparences physiques, des histoires personnelles, et d’autres traits qui ne sauraient être résumés dans un titre et une citation.
L’histoire a lieu dans des endroits qui ont leurs propres caractéristiques, où certaines choses deviennent possible. Elle nous montre un passé où l’histoire a commencé, un présent dans lequel elle se révèle, et un futur qui résultera de sa révélation.
En bref, c’est un récit riche. Si vous voulez qu’il fonctionne, vous devez le structurer.
Il y a deux manières principales de structurer un récit riche :
• Dans une structure chronologique, les événements sont commandés par le déroulement du temps, chaque action successive changeant les possibilités de celles qui suivent.
• Dans une structure picaresque, l’ordre des événements est déterminé par un endroit, car les acteurs se déplacent à travers le paysage. Chaque passage peut se lire ou se voir seul, parce qu’il contient tous les éléments nécessaires pour créer un mini-récit logique.
p. 63
Il y a deux choses importantes à garder en tête quand vous créez l’ordre chronologique du matériau dans votre structure.
• D’abord, commencez avec le moment qui accrochera le spectateur – la scène la plus puissante que vous avez trouvé
• Deuxièmement, s’il vous plaît, évitez de faire subir des mouvements répétés de va-et-vient dans le temps à votre public.
p. 64
Structuration avec le fichier maître
• D’abord, ouvrez le fichier maître et lisez-le. • Puis, sauvegardez-le sous un autre nom.
• Maintenant, lisez-le encore. Cette fois, coupez le matériau que vous n’utiliserez pas dans votre récit.
• Lisez-le encore. Cette fois, coupez et collez le maté- riau dans l’ordre dans lequel vous pensez qu’il devrait être employé, sur une base chronologique ou picaresque.
• Répétez les deux dernières étapes ci-dessus jusqu’à ce que vous sentiez avoir le matériau que vous devez utiliser, prêt à l’usage, dans le bon ordre.
Félicitations. Vous venez de créer votre plan préliminaire.
p. 65
Rappelez-vous :
Les faits ne racontent pas l’histoire.
(S’ils le faisaient, l’annuaire téléphonique serait la plus grande histoire jamais racontée.)
L’histoire raconte les faits.
Si l’histoire s’embourbe sous le poids des faits, le journaliste échouera. N’employez pas un fait qui n’illumine pas la signification de votre histoire, quel que soit son intérêt intrinsèque pour vous.
p. 67
Les gens ne vous écoutent pas juste pour apprendre les faits. Ils veulent connaître le caractère, le ton, la couleur des sources que vous leur présenterez. Le dialogue est le meilleur véhicule pour livrer ces éléments.
Réduisez sa longueur s’il le faut pour maintenir son impact, mais vous pouvez l’utiliser autant que vous en avez besoin.
p. 68
L’histoire finale devra répondre à trois critères de base :
• Est-elle cohérente ? C’est-à-dire, tous les détails tiennent-ils ensemble ? Est-ce que toutes les contradictions qui ont émergé entre les faits ont été résolues ?
• Est-elle complète ? Avez-vous répondu à toutes les questions soulevées par l’histoire ? Les sources citées pour chaque fait sont-elles appropriées ?
• Est-ce qu’elle bouge bien ? Si l’histoire ralentit ou revient en arrière, vous perdez votre public.
Il y a un passage du roman d’Hemingway, Pour qui sonne le glas, qu’il a retouché environ 60 fois. Le passage ne sonne toujours pas juste. Si Hemingway n’a pas trouvé la note juste, vous n’y arriverez pas non plus. Alors, coupez.
Il existe plusieurs stratégies de publication dans l’histoire du journalisme qui peuvent augmenter l’impact d’une longue histoire, et comportent bien des avantages pour le public et les médias.
• La sérialisation : écrivez ou éditez l’histoire en feuilleton.
Au lieu d’une longue histoire, composez plusieurs « chapitres » plus courts. Chacun sera plus facile à éditer pour un média. Il sera également plus facile et plus puissant d’en faire la promotion, parce que chaque épisode de la série attirera l’attention sur les autres. Les médias peuvent également rééditer ou rediffuser la série en entier.
• Le « leveraging » : Publiez l’histoire à travers différents médias.
Un journal peut n’avoir qu’un espace restreint pour une histoire. Mais un site Web pourrait publier une version bien plus longue. Assurez-vous que vous retenez vos droits aux différentes ver- sions de votre histoire, et que vous le diffusez aussi largement que possible à travers différents médias.
• Créer votre marque par des histoires régulièrement diffusées.
p. 69
Que vous parliez pour vous-même ou que vous laissiez quelqu’un parler pour vous, assurez-vous que le dernier mot est un mot authentique. Beaucoup d’investigations sont sabotées par l’auteur dans les dernières lignes, parce qu’il ne veut pas entendre ce que l’histoire dit, ou parce qu’il a inconsciemment peur de le dire.
p72
Vous avez enquêté sur l’histoire, vous l’avez organisée et composée.
Bravo, et maintenant, assurons-nous que tout a été bien fait avant qu’elle entre dans le domaine public. Ceci implique le contrôle qualité, ou dans le langage américain du métier, le « fact-checking. »
Notre amie Ariel Hart, une « fact-checker » chevronnée du Columbia Journalism Review, a écrit : « Je n’ai jamais vérifié une histoire, quelle que soit sa longueur (de cinq pages à deux paragraphes), qui ne contienne aucune erreur. » Elle ajoute :
« Pour être juste, une partie des erreurs que je trouve réside dans l’interprétation des faits, et normalement les auteurs acceptent de les changer. Par contre, presque tous les papiers contiennent des erreurs quant aux faits : une année légèrement décalée ; des données surannées ; des fautes d’or- thographe ; des informations largement diffusées par des sources secondaires, mais fausses. Et naturellement, des ‘faits’ tirés des archives mentaux de l’auteur. Les erreurs arrivent souvent lorsque l’auteur se dit : « Pas besoin de vérifier cela, je le sais. »
Passer par ces vérifications est également beaucoup moins pénible que d’essayer de se défendre devant un tribunal ou n’importe quelle autre assemblée (par exemple, un dîner en ville), contre la charge que vous avez raconté n’importe quoi.
p. 74
Jamais, au grand jamais, n’attaquez quelqu’un dans une histoire sans lui offrir auparavant une chance de répondre à votre enquête.
Peut-être vous offriront-ils une explication absurde. Laissez- les faire, et citez-les.
Peut-être refuseront-ils tout commentaire. Dites à votre audience qu’ils ont fait le choix de ne pas répondre, sans suggérer que ce soit blâmable.
Personne n’a l’obligation de parler aux journalistes, et refuser de le faire n’est pas un signe de culpabilité.
Il est justifié qu’une source demande à être informée de toutes les citations qui seront employées dans l’histoire, et qu’elle ait l’opportunité de les corriger pour l’exactitude (mais pas pour enlever une admission ou une information).
Il n’est pas raisonnable qu’une source demande à voir votre histoire entière. Ne donnez jamais à une source ce droit, sauf dans le cas très rare où l’histoire est focalisée sur cette source, et le sujet est tellement complexe que la source peut légitimement s’inquiéter que sans sa participation directe, vous raconterez n’importe quoi.
p. 76
Si vous avez construit le fichier maître correctement, vous devriez y trouver une source pour chaque fait dans votre histoire. Vous n’avez pas besoin de reproduire toutes ces sources dans l’histoire.
Cependant, vous pouvez, et pour les cas sensibles vous le devez, mettre votre documentation des sources dans un ordre qui facilite la vérification.
p. 77
Beaucoup d’erreurs se produisent parce que l’esprit cherche naturellement à combler des trous dans l’histoire par de la spéculation. (L’une des techniques principales de Colombo est d’inviter ses suspects à faire exactement cela.)
Il est tout à fait possible que votre esprit vous ait joué ce tour quand vous avez composé votre récit. Il arrive que l’on se dise : « Je ne sais pas exactement ce qui est arrivé, mais ça a dû se passer comme ceci. »
Liens complémentaires
– Le site Story-based inquiries, auquel participe Mark Lee Hunter